Le progrès technologique, déshumanisation?

Le progrès technologique est, indirectement ou non, tributaire d’un
cadre culturel, moral, social, économique et politique.
Au Moyen-Âge, la vision dominante de la science reposait sur la
superstition et l’intuition, et les pouvoirs théocratiques freinaient
voire bloquaient le progrès médical. En effet, toute médecine qui
s’affranchissait de ces considérations était considérée comme une
atteinte à « la nature », selon une vision du bien et du mal très
manichéenne et étroite, qui idéalise l’aspect charnel ou brut et
irréductible des éléments, et méprise voire diabolise tout ce qui
s’apparente de près ou de loin à une transformation technique.
Dès le XIXème siècle, par la force des choses, les connaissances se
sont libérées et les grandes inventions technologiques ont commencé
à se multiplier, d’une part grâce aux principes humanistes des
Lumières et de facto à la remise en cause de la religion en tant que
pouvoir politique, économique et social. D’autre part, dans le même
temps, ce progrès profitait à l’avènement du nouveau système
économique qu’était le capitalisme.

En filigrane, la philosophie des Lumières qui a ouvert la voie, par son
caractère scientifique, à l’accélération exponentielle du
progrès technique, a réuni, par là-même, les conditions pour que
naisse l’idéologie productiviste, basée sur la croissance infinie
(production toujours plus élevée de biens et services). Ainsi, depuis
plus de 200 ans, quelle que soit l’étiquette politique revendiquée,
tous les pouvoirs politiques ont épousé le productivisme et n’ont
jamais amorcé une réflexion plus lointaine.
Alors que, depuis cette période, les technologies se développent, se
multiplient, moralement, demeure encore, de manière sous-jacente
et notamment dans les pays latins et ceux à forte imprégnation
catholique, une opposition entre « technologie » et « nature » ou
« humanité ».

En soi, la dissociation entre l’un et l’autre tient de l’irrationalité, dans
la mesure où la technologie n’est que l’assemblage des éléments de
la nature, et dans la mesure où, dès la découverte du feu et de la
pierre, l’humanité se développe et s’émancipe grâce au progrès
technologique, bien qu’à des rythmes plus ou moins constants en
fonction des époques.

Irrationalité qui se révèle précisément être le produit de cette pensée
réactionnaire, qui justifiait en d’autres temps la mise à mort des
médecins et qui culmine dans le fantasme de pureté et la
sacralisation de la « nature », en faisant primer la chair sur la
technique, l’intuition sur l’analyse, la croyance sur la raison.
De cette même veine qui puise ses racines dans les religions païennes
et le christianisme, découle une culture primitiviste sous-jacente axée
sur la souffrance et l’effort, qui glorifie tout ce qui relève de l’activité
manuelle ou de la contrainte, et tend à diaboliser tout ce qui vise à
faciliter la vie humaine ou à la rendre plus confortable.

Cette culture, qui est intimement liée à la vision du travail encore
hégémonique en France et dans le monde, culmine par définition
dans le conservatisme anthropologique et le rejet du progrès de la
condition humaine, taxée « d’incitation à la paresse », de
« décadence », « d’abrutissement » ou, plus paradoxalement encore,
de « déshumanisation ».
Tels sont d’ailleurs les termes que l’on entend souvent, du moins
dans le monde francophone, dès l’apparition d’une nouvelle
technologie à grand potentiel émancipateur, la notion de « dignité »
étant dans l’inconscient collectif toujours associée au travail humain,
peu importe si ce travail est pénible, dégradant, stressant, répétitif,
ennuyeux et fatiguant.

Aujourd’hui, à l’aune des nouveaux enjeux environnementaux, se
pose le problème de l’incompatibilité du productivisme avec le climat
et les limites physiques liées aux ressources terrestres.
Au-delà même de ces enjeux, force est de constater que tous les
courants politiques, les dits « progressistes » et « révolutionnaires »
compris, se complaisent dans l’acceptation d’un cadre social et
économique global, dont toutes les considérations seraient
subordonnées.

Alors, une interrogation primordiale se pose :
Quels progrès défend-t-on lorsque l’on revendique le progressisme ?
Il ne semble pas absurde de penser que le premier progrès, et de loin
le plus important, est celui de la condition humaine. Pourtant, il s’agit
de l’angle mort de l’extrême majorité des courants de la gauche et de
ceux qui se réclament du progrès aujourd’hui, prisonniers d’un
héritage idéologique qui n’admet pas sa fin.

Curieusement, au sein du discours politique ambiant, et
particulièrement ces dix dernières années, la remise en cause la plus
virulente des évolutions technologiques est d’ailleurs le fait des
organisations ou personnalités « progressistes » (des syndicats en
passant par les intellectuels et partis de gauche).
En effet, loin de lui permettre de rebondir sur les évolutions de la
société pour défendre l’amélioration de la condition humaine en
proposant un nouveau modèle économique et social, les carcans
idéologiques séculaires de cette gauche l’ont aujourd’hui amenée
dans le néo-luddisme (remise en cause du progrès technologique). En
effet, celle-ci fait partie intégrante de sa grille de lecture depuis les
années 2000, soit depuis que la problématique climatique est
apparue au grand jour et pénètre les consciences, et que, dans le
même temps, du fait de la plus récente révolution technologique, la
question de la raréfaction de l’emploi (ou chômage technologique)
par l’automatisation a pris du terrain.

L’un des exemples les plus symboliques de ce basculement a été la
dénonciation des caisses automatiques dans les magasins, au nom du
sacro-saint emploi (du caissier) qu’il s’agissait de sauver envers et
contre tout.
En réalité, une certaine logique progressiste admettrait que la
disparition d’un emploi ingrat et aliénant (aussi bien
psychologiquement que physiquement) ne soit pas une mauvaise
nouvelle mais au contraire une aubaine pour la condition humaine, et
une excellente occasion d’élever la réflexion vis-à-vis de la place du
travail marchand dans la société et dans la vie.
Certaines personnalités et certains partis politiques, dont certains ne
se réclament même pas de la gauche (comme le Parti Pirate), savent
néanmoins aborder la problématique sous un angle novateur,
typiquement en défendant l’idée d’un revenu de base inconditionnel.

Seule l’idée que la vie et la société tournent autour de l’emploi
empêche d’appréhender sereinement les nouvelles révolutions
technologique, alors que, précisément, le véritable progrès ne se fixe
pas de limite intellectuelle. Il aboutit à abattre les carcans sociaux et
économiques, et à encourager l’automatisation, d’une part, pour que
les individus puissent enfin se réapproprier leur vie à tous les
niveaux, et, d’autre part, pour que l’économie marchande et
monétaire soit complètement remise en cause dans un contexte où
l’abondance est rendue possible.
En outre, cette réflexion progressiste implique précisément que ce
soit le système social et économique qui s’adapte au gré du progrès
technologique, et non l’inverse. Aussi, le sens de l’évolution d’une
espèce n’est-il pas de ne plus devoir travailler pour vivre, pour se
consacrer à la création et la réalisation de ses rêves ?

 

 

Jonathan Schulzendorf

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